Dimanche
4 juin – 17h
Cathédrale
The Gabrieli Consort & Players
Paul McCreesh, direction
Henry Purcell (1659-1695)
King Arthur (semi-opéra, livret de John Dryden)
King Arthur , ou Le silence du Roi
«Pourquoi toujours des bergers » , se lamentait Monsieur Jourdain, peu sensible au goût de son maître de musique pour les pastorales : « on ne voit que cela partout ».
On ne saurait donner tout-à-fait tort au bourgeois de Molière : le théâtre musical du XVIIe siècle met en scène, par centaines, des chevriers ou des gardiens de moutons, entourés de leurs troupeaux. King Arthur (Londres, 1691) ne fait pas exception. Bien loin de la pompe sous-entendue par son titre royal, l’œuvre charme par sa variété, sa délicatesse, sa douce familiarité ; et la quasi-totalité de l’Acte II représente les plaisirs de figures champêtres :
All the day on our herds and flocks employing
All the night on our flutes and in enjoying .
« Tout le jour occupés au soin de nos troupeaux ;
Toute la nuit ravis par le son des pipeaux. »
Voilà qui est charmant, certes ; mais, pour reprendre le mot de Jourdain, « pourquoi » ? « Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel en dialogue que des princes, ou des bourgeois, chantent leurs passions ». Telle est la réponse, expéditive, du maître de musique. Ce faisant, il explicite pourtant l’un des traits essentiels de la musique théâtrale de son temps : l’association irréductible du chant et de la passion.
L’opéra naît en effet du désir impérieux d’une poignée d’intellectuels et d’artistes italiens de retrouver la puissance cathartique que les Anciens disaient être l’apanage de leur théâtre. Leur tentative de ranimer le drame antique (On pense ainsi à la recréation, au Teatro Olimpico de Vicence, de l’Œdipe-Roi de Sophocle, en 1585. Le texte ancien du poète grec était accompagné pour l’occasion par la musique d’Andrea Gabrieli, la partition originelle étant perdue. C’est ce genre d’exercice qui amena les compositeurs, progressivement, sur le chemin de l’opéra…) les entraîne dans un vaste laboratoire de (re)création et conduit à l’origine des premiers opéras écrits et composés en terre européenne. (Nous sommes dans les dernières années du XVIe siècle).
D’emblée, ces propositions neuves se calquent sur un patron ancien : les personnages, ordinairement parlants (ou récitants), se mettent à chanter aussitôt qu’un sentiment trop vif les submerge, qu’une sensation violente leur brûle le corps. La parole déclamée est le vecteur de l’action, le chant et la danse celui de la réaction. Cette balance, par nature instable, trouvera plusieurs équilibres (ou déséquilibres) dans le courant du siècle, en fonction du lieu, du moment, du compositeur, du librettiste. Car très vite, ce genre nouveau se voit plébiscité par les élites comme par les foules et en un siècle se répand à travers toute l’Europe !
L’Angleterre de Purcell (1659–1695), l’une des dernières terres d’Europe occidentale à découvrir les charmes opératiques, est une contrée agitée, politiquement heurtée. En 1649, la monarchie y est abolie. Charles Ier est déposé, puis mis à mort, et le pouvoir exécutif est placé entre les mains d’un Conseil d’État, élu par un Parlement. En 1653, ce dernier est dissous par Oliver Cromwell, qui prendra le titre de Lord Protecteur. A sa mort en 1658, son fils Richard lui succède mais, incapable de tenir le pays, démissionne quelques mois plus tard. En 1660, la monarchie est rétablie et Charles II récupère le trône de son père. Se succéderont alors Jacques II (au pouvoir de 1685 à 1688), Marie II (de 1689 à 1694) et Guillaume III (époux de la précédente, qui régnera seul après le décès de sa femme, jusqu’en 1702). Le pays oscille entre anglicanisme et catholicisme romain, au gré des souverains successifs, et la population est ballotée d’un gouvernement à l’autre, impuissante.
C’est dans ce contexte d’incertitude et d’agitation que John Dryden, poète officiel de Charles II, mais remercié par son successeur pour avoir refusé de se convertir, imagine le recours à la figure mythique du Roi Arthur. Rex Brittorum légendaire, Arthur représente – dans ce monde déchiré – l’utopie d’un Royaume uni, sous l’égide d’un souverain idéal. Le récit s’ancre dans les chroniques historiques médiévales plus que dans la matière de Bretagne et dépeint un Arthur meneur d’hommes, qui assurera aux siens une pacification complète par sa victoire sur les Saxons. L’intrigue bâtie par Dryden est simple : la princesse Emmeline, fiancée du roi, a été enlevée par le chef saxon Oswald de Kent. Le fiancé, valeureux, part la délivrer et, ce faisant, repousse les assauts de cet ennemi et offre à son peuple la garantie d’une sécurité totale. A la fois amant courtois, chef de guerre efficace et souverain soucieux de ses sujets, cet Arthur est un modèle de vertu, présenté par le poète aux princes réels. Politiquement incorrecte – de par la critique secrète que la convocation arthurienne suppose – la pièce ne verra jamais le jour. Dryden, toutefois, convaincu par ce thème, remanie son texte pour en faire un semi-opéra, avec la complicité de Purcell. Le succès sera au rendez-vous.
Spécificité britannique, le semi-opéra se présente sous la forme d’une pièce théâtrale où scènes parlées et scènes chantées alternent, l’intrigue principale étant portée par les acteurs et les rôles secondaires attribués aux musiciens. C’est que – comme le maître de musique l’affirmait à Jourdain quelques années plus tôt – la musique ne sied pas à tous. Associée, on l’a dit, à l’émotion et à la sensorialité pure, elle ne peut décemment sortir d’une bouche royale – qui se doit de se maîtriser en toute circonstance. La dramaturgie anglaise fait ainsi le choix d’un théâtre morcelé où langage et musique se croisent mais ne se mêlent pas tout-à-fait. Dans King Arthur, les héros principaux parleront donc, et seuls les êtres surnaturels, les bergers (non astreints à la rigueur de l’étiquette), les Saxons (non civilisés) ou les fous auront la possibilité du chant. Ainsi, la part musicale du semi-opéra représente-t-elle la richesse d’un univers émotionnel coloré et vaste, que le Roi mythique surplombe et maintient à sa place, par la grâce d’une autorité bienveillante mais absolue. Jamais emporté par la démesure de la passion, Arthur domine les musiciens de toute la hauteur de sa parole, devenue silence. Car – hasard de la postérité – la pièce de Dryden est aujourd’hui perdue tandis que la partition de Purcell, superbe, a été conservée.
« Pourquoi toujours des bergers » ? Et pourquoi des sirènes, des ivrognes, des bouffons ou des dieux ? Parce qu’il n’est pas décent que les puissants « chantent leurs passions » – et que la musique, la pauvre, n’est « bonne qu’à ça ». Or paradoxalement, l’opéra baroque – en opposant de manière parfois dichotomique raison et passion – offre une existence artistique à des êtres jusque-là absents des répertoires théâtraux officiels. Secondaires, ces voix n’en ont pas moins droit à être entendues et leur impact sur les spectateurs sera grand.
Soyons donc consolés, nous qui ne sommes rien – ou pas grand-chose : l’écho de nos voix anonymes sonnera plus longtemps que le discours des rois.
Marie Favre, musicologue

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