Editorial 2023
Musique ancienne et nouveau monde
Lorsque Felix Mendelssohn, le 11 mars 1829 à la Singakademie de Berlin, redécouvre la Passion selon saint Matthieu d’un certain Johann Sebastian Bach, auteur ancien dont plus personne – ou presque – ne connait alors le nom, il est loin d’imaginer, à l’instar de Christophe Colomb débarquant aux Indes, qu’il jette l’ancre au rivage d’un monde nouveau. Le jeune chef, qui a alors 20 ans, digne fils de l’esthétique de son temps (Beethoven vient de mourir, il y a trois ans), dirige du piano un grand orchestre et un chœur de 158 chanteurs. Comme tout interprète digne de ce nom, Mendelssohn lit alors une partition à partir de son modèle esthétique intérieur, et nul ne lui jettera la pierre pour cela, bien au contraire. Mais si l’œuvre semble géniale – elle plait et est en effet magnifique, étonnement « moderne », pour tout dire romantique ! – de Jean-Sébastien Bach, il n’y eut ce jour-là pas grand-chose, sinon les notes. Cent cinquante-huit chanteurs, c’est environ cent cinquante de trop – Bach la donna probablement avec deux « chœurs » de quatre chanteurs chacun, le quatuor des solistes, et un autre quatuor pour « le chœur », lorsqu’il créa l’œuvre le vendredi-saint 11 avril 1727. Quant à l’orchestre, il devait y avoir tout au plus dix à quinze musiciens, et évidemment pas de piano, ni cordes en métal, ni manches inclinés qui permettent de jouer très fort, ni… ni …ni… A partir de ces seules prosaïques observations, on imagine bien que la distance d’une interprétation à l’autre d’une même œuvre fût immense. Peut-on même décemment parler de « la même œuvre » ?
La première démarche du musicien interprète qui envisage le voyage de l’Histoire relève d’une forme de dépouillement permettant d’accueillir la « nouveauté » (l’étrangeté) d’un autre temps. Et l’exigence en est immense, tant nous savons la force des convictions artistiques et des idées préconçues. Le musicien qui veut donc entreprendre avec cohérence ce chemin, doit d’abord renoncer à son modèle intérieur pour épouser sans état d’âme un autre monde musical – inconnu, à découvrir, à recevoir : instruments, techniques, styles, lectures des traités anciens, notations musicales, modalité, contrepoint, compréhension d’une certaine philosophie de l’art, de la vie, de la relation à Dieu, à l’homme, au mot, à l’amour, au monde, à soi… Qu’on me passe ce calambour : dans l’ancien, pour un moderne, tout est nouveau ! Cette première démarche, qui est une descente rigoureuse (scientifique) dans la lettre des musiques, est donc fondamentalement un renoncement à soi. C’est pourquoi seuls « les violents s’en emparent ». Ce « dépaysement » constitue une première étape nécessaire, que l’on peut qualifier « d’authenticité historique », pour entrer dans la cohérence propre d’une œuvre ancienne. Si ce dépaysement semble radical, pourtant il n’est encore rien.
Au voyage dans le temps, à la lettre épousée rigoureusement, il faut encore ajouter la vie, c’est-à-dire la valeur nécessairement actuelle de l’art. Au-delà des formes, des notes, d’une orchestration, du style, des procédés… le musicien doit atteindre à la cohérence interne – vivante – de l’œuvre. Ce n’est qu’ainsi qu’il permet l’émergence de la beauté. Celle-ci en effet ne saurait être le fruit d’une recette ni être attendue de la seule « mécanique » de l’histoire, pas plus d’ailleurs que la mécanique du solfège ne saurait, à elle seule, produire la musique. Pour parodier Saint-Exupéry qui parodie lui-même la Genèse, seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, crée l’homme ! L’art est spirituel, ou il n’est pas. Il suppose donc notamment cet investissement décisif de la part de l’artiste, que les anciens appelaient «l’inventio » et que nous pourrions nommer «l’authenticité artistique ». Et voici un nouveau dépouillement, plus exigent et radical encore que le précédent.
A propos d’authenticité artistique, nous connaissons la truculente anecdote que rapporte Arthur Koestler dans Le Cri d’Archimède. Un marchand de tableaux achète une toile signée « Picasso », et fait le voyage de Cannes pour la montrer au Maître. Celui-ci, au travail dans son atelier, jette un œil sur la toile et s’exclame un peu agacé: « C’est un faux ! ». Quelques mois plus tard, le même marchand achète un autre « Picasso » et retourne à Cannes. « C’est un faux ! » s’exclame à nouveau Picasso. « Mais, Maître, rétorque le marchand sûr de lui, je vous ai vu moi-même travailler à ce tableau ». Picasso répond alors avec le plus grand aplomb : « Je peins souvent des faux ». L’authenticité artistique suppose, de la part de l’artiste, bien plus que « l’exécution »; elle suppose un investissement, un dévouement, un don, une ascèse… qui soient capables de vaincre rigoureusement toute tentation de « tricher », de viser l’effet, de mettre en scène la virtuosité, ou le talent, ou le « moi »…, en un mot de transiger tant soit peu avec l’intransigeante vérité. En musique ancienne, cette tentation – qui est inhérente à toute démarche artistique – a l’immense avantage d’être fatale. En effet, l’artiste de musique ancienne qui succomberait à la facilité du « préfabriqué » ou du « procédé », nécessairement échouerait, précisément parce que le « modèle » esthétique et sa cohérence sont à inventer et à recevoir de l’œuvre elle-même. Ainsi, il ne peut qu’être « créateur » – ou faire naufrage.
Un jour, à un artiste l’interrogeant sur la beauté, un Père Abbé bénédictin répondit ce mot lapidaire : « C’est la transparence sur Dieu ! » Tout est dit. D’abord, la transparence, l’effacement, le renoncement, le service… ; ensuite, l’espace ayant été offert, l’émergence naturelle et simple de ce qui est par soi. Ayant épousé les formes avec la précision des « savants austères », et les ayant transcendées avec le zèle des « amoureux fervents », le musicien laisse alors apparaître la vérité. C’est exactement ce que dit Quintilien dans son Institution oratoire : Ars est artem celare – l’art, c’est effacer l’artifice.
Aussi, lorsqu’un organisateur de concerts, tel que Les Riches Heures de Valère, sacrifiant et l’air du temps et les succès faciles, sculpte une affiche dont l’unique préoccupation est tout entière dans le délicat rendez-vous de l’instant de beauté, on ne peut que monter à la cathédrale-forteresse – et découvrir le Nouveau Monde !
Bertrand Décaillet, musicologue
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